Vous avez dit méritocratie ?

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Si tu veux, tu peux

"Si tu veux, tu peux", voilà l’une des phrases que mes parents n’ont pas cessé de me dire. Je dois l’avouer quand j’étais plus jeune, j’étais persuadée que si je donnais tout, que je si je bossais énormément, que j’étais courageuse, j'obtiendrais tout ce que je voudrais. Hé oui, j’ai travaillé fort… Pourquoi est-ce que je n’obtiendrai pas ce que je veux ?
Sauf que ce que je ne savais pas à ce moment-là, c’est que la réalité est plus compliquée que cela. J’ai compris que le talent et la motivation peuvent nous mener loin, mais ce n'est souvent pas suffisant. Hé oui, pour arriver à réaliser nos objectifs, sur notre chemin on a surement rencontrer celle qu’on va nommer : la chance ! Car oui, le travail acharné et le courage ne sont pas suffisants pour réussir !

Beaucoup de personnes à qui j’en parle ne sont pas toujours d’accord avec cette idée, et peut-être même vous… Je comprends qu’au premier abord ça puisse vous frustrer, mais je vous assure qu’à la fin de cette lecture vous le serez sûrement moins :)

C’est quoi la méritocratie ?

Dans l’entreprise idéale, voire même un monde idéal, on pourrait se dire que ceux qui gravissent les plus hauts échelons sont ceux qui persévèrent, qui fournissent le plus d’efforts, en bref, les plus méritants. D’ailleurs, la méritocratie a pour fondement l'égalité des chances, la liberté individuelle et la reconnaissance de la réussite, ça donne plutôt envie non ?

Sauf que bon... il y a un écart immense entre ce monde idéal et la réalité.

Hé oui, le facteur qu’on oublie souvent c’est que les ressources pour arriver à notre objectif ne sont pas distribuées de la même façon pour tous.

On parle d'égalité des chances, dans un monde où nous ne choisissons pas nos parents, notre environnement, nos gènes, l’endroit où l’on est né, etc. Dès le départ, on part avec des chances différentes, par pur hasard. Sauf que tous ces facteurs sur lesquels nous n’avons aucun contrôle jouent un rôle déterminant dans notre réussite.
Il y a certainement des développeurs aussi travailleurs et talentueux, voire meilleurs que Bill Gates, ou que Mark Zuckerberg et qui ne sont pas devenus milliardaires pour autant. Dans les contextes concurrentiels, beaucoup ont du mérite, mais peu réussissent.

La différence entre les deux ? La chance.

Et là, j’en entends déjà certains d’entre vous dire : ‘’mais Camille personne ne m’a jamais aidé pour que je réussisse ! Tout ce que j’ai là , c’est parce que je me suis battu pour l’avoir, je le mérite !!! ‘’. Et oui, je le comprends et j’en doute tellement pas que vous avez dû vous battre pour avoir ce que vous souhaitez, et que vous méritez probablement ce que vous avez, mais ce n’est pas ça la question.

Allez, je vais vous faire réfléchir, vous savez que j’aime bien ça.

Imaginons que nous sommes aux JO et que nous sommes à la veille de l’épreuve du 100m. Mon coureur préféré glisse dans la salle de bain. Il se fait très mal.
Le lendemain matin, jour de la course , il boite un peu, mais participe à la course. Pendant toute la course, il a mal, mais se donne à fond et arrive en deuxième position.
D’après vous, est-ce qu’il ne méritait pas la première place ? Surtout que lui , contrairement au vainqueur, a fait la course dans de mauvaises conditions, il en devient plus méritant que le premier, qui lui était dans de bonnes conditions. Non ?

Ce que je souhaite vous montrer avec cet exemple, c’est que la méritocratie est beaucoup plus compliquée que juste la mesure des efforts pour arriver à ses fins. Car il y a de multiples éléments qui jouent en votre faveur ou en votre défaveur. Pour mon coureur, j’ai pris l’exemple d’une blessure. Mais j’aurais pu vous parler de n‘importe quel facteur externe, son environnement en sommes. Je ne pourrai pas vous dire à quelle proportion tous ces facteurs externes sont influents sur votre réussite (et personne ne le peut), mais je peux vous assurer qu’ils ont leur importance.

Impact sur l’entreprise

Au cours de mes différentes recherches, j’ai pu lire que croire en la méritocratie rendrait les gens plus égoïstes et plus disposés à agir de manière discriminatoire. Vous ne trouvez pas que c’est plutôt paradoxal ? Car habituellement quand on souhaite mettre en place un système méritocratique en entreprise c’est justement pour éliminer toute trace d’injustice. Et pourtant… aussi paradoxal que cela puisse paraître, la méritocratie tend à créer de l’injustice et de la frustration !

Le professeur du MIT, Emilio Castilla, a fait une étude auprès d’entreprises américaines qui avaient mis en place un système de rémunération basé sur le mérite. Et je vous avoue que les conclusions sont surprenantes ! L’étude révèle que les femmes, les employés issus de minorités ethniques et les employés qui n’étaient pas natifs des États-Unis ont reçu des augmentations de salaire moins importantes que leurs collègues masculins et blancs. Et ce, malgré le fait qu’ils occupaient le même poste, faisaient partie du même service, avaient performé aussi bien que leurs collègues et avaient les mêmes managers.
À travers cette étude, les chercheurs ont remarqué que dans les entreprises qui plaçaient le mérite au cœur de leurs valeurs, les managers avaient tendance à récompenser, à performance égale, ceux qui leur ressemblent: les hommes, au détriment des femmes. Si vous êtes curieux, je vous conseille vraiment de lire l’étude, c’est super intéressant !

Une autre étude faite par la sociologue Natasha Quadlin nous dévoile que les femmes les plus brillantes à l’école ont moins de chances d’être convoquées à un entretien d’embauche que les hommes les plus médiocres ! En gros ce qu’elle a fait c’est qu’en 2016, elle a créé 2 106 fausses candidatures en réponse à de vraies offres d’emploi partout aux États-Unis. À chaque employeur, elle a soumis deux CV fictifs, ceux d’un homme et d’une femme. Les CV étaient quasi identiques puisqu’il n’y avait que les notes scolaires qui changeaient. Puis elle a attendu les appels des recruteurs. Et je vous avoue que ce qu’elle a découvert m’a scotchée ! L’influence des notes était minime pour les CV masculins. Pour les femmes en revanche, les notes avaient une importance. Les profils féminins ayant les meilleures notes recevaient deux fois moins d’appels que leur équivalent masculin. Et pire encore, les femmes qui avaient de meilleures notes recevaient toujours moins d’appels que les hommes avec les plus mauvaises notes. Eh oui, vous avez bien lu, les femmes les plus brillantes à l’école ont moins de chances d’être convoquées en entrevue que les hommes les plus médiocres !
Quand la sociologue est partie interroger les employeurs pour comprendre leur choix. Elle leur a demandé de fournir des commentaires sur les qualifications et les caractéristiques personnelles des candidats en se basant uniquement sur leur CV. Il en est ressorti que les employeurs considéraient les femmes très performantes comme arrogantes et ambitieuses. Ils préféraient embaucher des femmes qui semblaient sympathiques et ne pas se baser sur leur savoir-faire. D’un autre côté, ils considéraient les hommes très performants comme compétents et sympathiques à la fois.

Ce que je veux vous montrer avec ces deux études, c’est que les pratiques fondées sur le mérite n'augmentent pas forcément l'équité en milieu de travail. D’ailleurs mettre l'accent sur la méritocratie en tant que valeur organisationnelle peut en fait déclencher des préjugés sexistes, racistes, ou communautaristes implicites. Je vous renvoie à l’épisode numéro 11 avec Nolwenn Anier qui explique très bien certains de nos biais inconscients qui peuvent nous amener à discriminer sans même en avoir conscience. Et aussi l’épisode numéro 6 avec Hélène Ly qui nous explique comment faire attention à tous nos stéréotypes et nos préjugés lorsqu’on recrute.

Et si le sujet des biais cognitifs vous intéresse, je vous ai ajouté en description une ressource gratuite de l'Université d’Harvard, qui va vous permettre de savoir à quel biais inconscient vous êtes soumis et comment ils influencent vos processus décisionnels. J’espère aider à contribuer un peu à rendre les processus d'embauche et de promotion plus équitables avec ça. Malheureusement, je ne l’ai trouvé qu’en anglais, mais si vous connaissez un équivalent français n’hésitez pas à me le dire, je l’ajouterai en description.

Et du coup, on fait quoi ?

C’est la première question que je me suis posée quand j’ai commencé à m’intéresser sérieusement à la méritocratie. Qu’est-ce que je peux faire pour ne pas laisser trop d’influence au mérite, et de prévoir suffisamment de mesures efficaces pour aider mon entreprise à mieux récompenser sans discriminer ?
Et de cette réflexion me sont venues quelques idées que je vous partage aujourd’hui.

Allez c’est parti, avec la première solution qui est pour moi la base.

Reconnaître le mythe de la méritocratie.

Eh oui, si on ne le reconnaît pas comme tel, je ne vois pas comment on peut mettre des choses en place… Pour moi, le fait de partager cette connaissance, d’en parler, de former les personnes sur ce sujet est un premier pas vers la réduction de la différence de traitement entre les individus. Plus vous sensibilisez les personnes sur les failles du raisonnement du principe de la méritocratie et plus vous permettez de réduire les inégalités.

Autre chose que vous pouvez aussi mettre en place c’est de former vos managers aux biais cognitifs. Vous savez ces fameux biais qui nous permettent de prendre des décisions rapidement, mais qui nous amènent parfois à porter des jugements un peu trop hâtifs.
Lors de ces formations, vos managers pourront par exemple apprendre que s’ils ont plus de complicité et d’affinités avec des personnes, ou qu’ils partagent plusieurs caractéristiques avec eux, comme le sexe, l’âge et la catégorie socio-économique, ils auront plutôt tendance à considérer ces personnes comme plus méritantes et de ce fait leur attribuer plus facilement une promotion. Le fait d’avoir conscience de ses biais cognitifs, c’est déjà un premier pas pour enlever quelques filtres qui tordent notre réalité.

Un autre conseil qui ne vient pas de moi, mais du professeur Castillo : améliorer la transparence de l’information. D’après lui, cela permettrait de déceler les inégalités et obligerait les gestionnaires à justifier leurs décisions. Pour l’appliquer dans un cadre de recrutement, vous pouvez par exemple faire un tableau des compétences et soft skills que vous considérez comme important, et remplissez-le en vous basant sur les faits que vous aurez dans les CV et durant les entrevues. Cela vous aidera à baser votre choix sur des éléments plus factuels, et donc moins influencés par vos biais.

Et dernier conseil, développer la formation continue ! De cette manière, vous allez permettre à chacun de bénéficier d’une mobilité professionnelle plus importante en cours de carrière. Et quand je parle de formation, c’est aussi proposer des formations aux personnes à temps partiel, à ceux qui ont été absents pendant une longue durée, etc., vraiment à tout le monde ! Le fait de savoir que l’on aura plusieurs possibilités de se former et de faire valoir ses qualités permet une meilleure employabilité des salariés dans un monde professionnel en perpétuelle évolution. Un tel système a aussi l’avantage d’encourager l’autonomie des individus et leur permet aussi d’avoir ce sentiment d’accomplissement. Et en tant qu’employeur, si vous faites en sorte d'offrir aux salariés un parcours professionnel riche et un parcours d’apprentissage, ça sera un facteur d’attractivité qui va renforcer votre marque employeur. En gros, donnez une chance à ceux qui auraient pu en avoir moins que les autres, ils sont potentiellement aussi travailleurs et aussi qualifiés !

Et enfin sachez que je ne souhaite pas rejeter la méritocratie, mais y apporter de la nuance afin de ne pas laisser trop de place au mérite, mais plutôt de multiplier les chances de chacun.

Références